"Ces jours-ci, je passe le plus clair de mon temps à fabriquer des sandales. J'en ai confectionné une quinzaine de paires jusqu'à maintenant. Si vous en voulez une paire, envoyez-moi s'il vous plaît les mesures. Indiquez-moi en même temps l'endroit où vous souhaitez que les lanières soient fixées - autrement dit, à l'extérieur du gros orteil et du petit orteil".
Jusqu'à aujourd'hui, et pas plus tard qu'il y a cinq minutes, l'art séculaire et mirifique de la chaussure était pour moi tout entier porté par la semelle rouge de Louboutin et la grâce quasi artisanale de Sergio Rossi.
Pauvre profane que j'étais...
Jusqu'à aujourd'hui, et pas plus tard qu'il y a six minutes maintenant, il y avait une frontière infranchissable entre le culte voué au talon de 12cm qui légitime ma vie de femme et les questions métaphysiques que se posent les grands hommes.
L'un (l'idolâtrie de la chausse) ne pouvait décemment côtoyer l'autre (la noblesse de l'âme). Comme disent si bien les anglais dans cette circonstance : "Hubert Reeves definitely can not live in the same cottage than Britney Spears". Jusqu'à aujourd'hui, dans mon esprit, il fallait impérativement choisir entre la stupide adoration d'un escarpin et un cerveau.
Du coup, j'acceptais avec désarroi mais fatalisme ma superficialité, je m'absolvais - toute seule comme une grande - de mon manque de civisme. Je faisais fi de ma démission absolue des engagements humanitaires (tout ça n'était pas très Joli Joli), de mes devoirs politiques ou sociaux. Je m'excusais sans vergogne de tous mes manquements en me trémoussant de plaisir devant une paire de Prada. J'étais une effroyable pétasse, une fille de peu de vertu. Disons le tout net : une radasse.
Bref, je kiffais les pompes, et me mortifiais dans le même temps en me répétant que cette dévotion me détournait jour après jour de tout espoir de canonisation. Qu'à cause de cela, c'en était fini de mes rêves de grandeur morale, et que je pouvais m'asseoir sur l'idée d'être un jour à la section noms propres du petit Robert. Je ne serais ni mère Thérésa ni Marie Curie, deux immenses femmes connues pour n'en avoir rien à cirer des groles.
Des saintes.
Or taratata. Tout ça, c'était avant.
Tout ça, c'était sans compter sans la découverte soudaine, inattendue, libératrice de ce petit bout de lettre que je vous redis ici : "Ces jours-ci, je passe le plus clair de mon temps à fabriquer des sandales".
Whaou.
Ca claque.
Ca claque parce que, non, ce ne sont pas les mots d'un obscur fabricant de tatanes du milwaukee, ni un extrait des mémoires tropéziennes de Rondini.
Chers amis, c'est au-delà de mes espérances : il s'agit d'une lettre de Mohandas Karamchand Gandhi.
Le petit bout de bonhomme avec les lunettes à la con de John Lennon qui bouta l'anglais hors de son périmètre, le père de la désobéissance, prenant des baffes comme on gobe des m&m's : avec persévérance. Himself.
Et voilà que j'apprends aujourd'hui que, lorsque le colonialisme débilitant le balance à fond de cale, espérant briser un homme qui ne sait que plier et faire plier, pour toute réponse, le Mahatma fabrique des sandales.
Oh le saint homme.
Saint. Doublement saint.
Car le voilà qui tout d'un coup me donne à comprendre qu'il n'y a pas d'occupation qui ne soit pas louable quand elle emporte le coeur avec elle.
Car depuis cinq minutes, à chaque fois que mes yeux se poseront sur une chaussure pour en admirer la courbe, la finesse, la promesse, je pourrais le coeur léger me dire que Gandhi aurait pu la faire (avec un petit stage technique par ci par là), qu'il aurait pu y apporter tout le soin et l'attention de son génie, et que ça ne l'aurait pas empêché d'être un des plus grands des hommes.
Voire même, si ça se trouve, ça y aurait été pour quelque chose.
Il n'y a pas de sot métier, il n'y a pas de sotte passion. Tout ce qui dans le monde ouvre notre coeur à la contemplation, au bonheur, et au respect de ce que la forme éternelle génère chaque jour pour honorer la vie, tout cela est bon.
En somme, j'ai compris aujourd'hui que fabriquer des chaussures sert, entre autres choses utiles, à soulager la conscience des radasses qui ne sauront jamais libérer tout un peuple de l'impérialisme colonialiste anglais.
* Lettre envoyée par gandhi en 1913 à Jan Christian Smuts, procureur et, plus tard, premier ministre d'Afrique du Sud.
lundi 26 avril 2010
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