Oui. Effectivement bonne question.
Mais d'où vient-elle, aussi profonde soit-elle ?
Figurez-vous que pas plus tard qu'il y a trois jours, votre sympathique serviteuse errait, en paréo et lunettes Bottega Veneta, sur une plage sous peuplée des Maldives.
Hum, je sais, c'est rance.
Alors vous vous dites : la radasse était en vacances.
Certes.
Mais c'est anecdotique.
Quoiqu'en vacances, je m'adonnais toute entière à la réflexion et pour vous, curieux des choses de ce monde, je réfléchissais.
Je dirais même plus : je menais l'enquête.
Les circonstances m'ayant amenée, pendant que les jours ensoleillés succédaient aux jours très ensoleillés, à ne me chausser alternativement que de palmes et de tongs, j'ai fini par abandonner toute dignité et m'amener au restaurant dans cet accoutrement.
Notez que pour l'occasion, je délaissais momentanément les palmes et leur préférais les tongs.
Choisir c'est renoncer.
La tête basse, le souffle court, je m'apprêtais à souffrir tous les quolibets de la clientèle russe, adepte du bon goût, et le regard courroucé de la peuplade Maldivienne, quand, à mon inénarrable surprise (oui, je sais, inénarrable c'est un peu fort, mais c'est marketing, laissez tomber), je constatai ceci : je n'étais pas la seule à naviguer en tongs. Loin de là.
Oh flûte.
Sacrebleu.
Maman.
Alors que je pensais risquer au pire l'excommunication au mieux le sacre de la disruption fashion, je me retrouvais dans les ornières d'une affreuse banalité.
Je vous le dis comme je l'ai vécu : la réalité c'est qu'en vacances, lorsque le sable fin succède au sable très fin, rares sont ceux qui persévèrent dans le registre du talon aiguilles.
La réalité, mesdames et mes yeux, c'est que lorsque le soleil point, multiples et sans nombre sont ceux qui s'adonnent au port de la tong en toute liberté.
Vous allez me dire : ah ben oui, ben c'est sûr, ben c'est normal, ben elle croyait quoi, elle est conne ou quoi ?
Je ne vous en tiendrai pas rigueur. Je sais me tenir.
Mais voilà: mon éducation républicaine et mon père CRS m'ont appris une chose : honorer la patrie et respecter les dress codes.
Je sors d'hydravion, la première chose que je vois c'est un panneau en bois flottant de cocotier : "You'll be welcomed to the restaurant, evening wear, please be beautiful". Je me dis "crotte : out la tong, et pas sûr sûr pour la palme". Or nan. A défaut de devoir être (must be dans la langue anglaise de Hubert Reeves), la tong est, tout simplement.
Elle est, avec toute sa diversité chromatique, en pourfendeuse interdigitale. Elle est, dans sa caoutchouteuse essence, le symbole ostentatoire de la glande revendiquée, elle est, accessoire emblématique Big Lebowskien, la preuve que même sous la pluie, le soleil continue de briller et qu'on ne pisse pas impunément sur les tapis. Elle est le signe de ralliement d'une communauté qui compte autant d'adeptes du Club Med que du Coco Palm Tree Island Resort *******.
Okay. Elle est.
Mais au delà de cette évidence ontologique, deux questions pointent sous la semelle : quand et comment est elle ?
Sans plus attendre : les réponses.
D'abord, procédons par élimination :
1/ dans le cadre professionnel, hors toute activité déraisonnable : moniteur de plongée ou vendeur de glace à la sauvette à Palavas, elle n'est pas.
2/ dans le cadre sportif, hors ceux qui considèrent que mouler est une activité olympique, elle n'est pas.
3/ dans le cadre de la représentation festive ou célébrative, hors les mariages de Pamela Anderson à Malibu ou les soirées déguisées aux Jardins de Bagatelle, elle n'est pas.
4/ dans le cadre intime, hors tentative de rupture avant même d'avoir consommé ou mode d'origine ethnique non officiellement répertoriée, elle n'est pas.
5/ dans le cadre disruptif, histoire de se donner un genre, et quelles que soient les exceptions, elle n'est pas.
En vérité, la tong n'est qu'à une seule occasion : dans le cadre d'un abandon ostentatoire de toute marque de civilisation fondée sur le travail.
Elle est la marque de la revendication perpétuée depuis 1936 des congés payés, de l'idéal hippie dégénéré d'une société qui revient soudain à ses origines préhistoriques, les pieds nus et cornés, mais avec un bout de plastique coincé entre les orteils parce que la peau des pieds est salement fine depuis plus de 3000 ans.
Elle est une façon d'écrire avec les pieds : "je ne fais rien".
Elle porte avec elle l'imagerie tropicale d'un monde où tout est facile, et où tout ce qui est difficile peut attendre parce qu'il fait trop chaud.
Elle sonne comme un amant brésilien, comme une geisha aux pieds de bois, comme la chaussure d'un monde où tout ce qu'il y a de mieux à faire est d'attendre que l'air s'insinue entre les doigts de pieds.
La tong est la négation du labeur par les pieds.
A ce titre, elle se porte.
Non pas par confort (dans ce cas, il faudrait lui préférer l'espadrille, qui ne flatte pas les talons avec un slash ! de claquement de fouet, qui ne sue pas le goudron chauffé devenu plastique, qui ne laisse pas apparaître - tel le Saint Suaire - l'empreinte éternellement grise de votre pied sale), mais parce qu'une tong ne s'enfile pas. Elle s'enfourche comme une Harley Davidson, et fait de vous le Hells Angels de la plage, sans le port obligatoire du casque.
En résumé : la tong est la chaussure recommandée pour la glande.
La tong est un fallacieux retour aux temps béni de l'homo sapiens qui ignorait tout des 35h. Et dans le même temps, un immense paradoxe.
Soit elle vous désigne comme un produit de la société qui ne produit rien, soit elle vous désigne comme un produit de la société qui consomme du rien. Je suis riche au point de pouvoir acheter du temps à rien faire : la preuve, mate mes tongs.
Mais alors : si le port de la tong peut tout autant désigner un glandeur riche qu'un glandeur pauvre, diable, comment les distinguer ???
Pas de panique. Il vous reste un va tout.
La tong de luxe.
Chanel fait des tongs. J'ai pour ma part reçu en cadeau d'un ami qui considérait que je le valais bien ( et pour qui j'incarnais une certaine idée ludique de la glande) une paire de tongs Chanel dont le logo, gravé dans la semelle, laisse sa trace sur le sable à chaque pas.
Mouais. Classe.
Note : nan, rien à voir avec ce modèle ci à côté, qui est ici à titre indicatif et se trouve être plutôt moche en fait.
Prada fait des tongs, Manolo fait des tongs, Vuitton fait des tongs. Il existe sans nul doute un artisan méconnu qui coule encore, comme au temps des reines d'Egypte des tongs en or.
Qu'elles soient pour la plupart immondes ne change rien au fait qu'elles vous permettent d'acheter très cher l'emblème d'une glande luxueuse.
Certes, une claquette à dix mille reste une claquette.
Mais dans la valse des tongs du monde, se dire qu'il en existe une qui porte en elle un soupçon d'élégance, la trouver, la porter fera de vous une sorte de dénicheur de poussière dans une botte de sable.
La vraie classe.
vendredi 14 mai 2010
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